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Les petites lettres

Les petites lettres

Petites histoires de gens ordinaires et extraordinaires par Odile Lasmarrigues


La pendule

Publié par Odile Lasmarrigues sur 17 Août 2019, 15:05pm

Catégories : #histoires d'infirmières

La pendule

Je regarde la pendule...

9 heures... Je ne suis pas sereine. Bientôt, je vais te rencontrer et je sais que doucement tu deviendras importante pour moi. Tu viendras chez moi, de temps en temps, puis de plus en plus jusqu'à t'immiscer dans mon intimité.

Tu es en retard mais je sais que le temps n'a pas la même importance pour nous deux. Je sais que ta vie est pleine de rires et de force, de convictions, de combats, et cela me plaît de penser que, peut-être, je pourrai vivre cela à travers toi. J'entends tes pas dans l'escalier, ton corps se rapproche du mien. 

Bientôt, je reconnaîtrai ta façon de sonner et de me saluer. Ce sera toi. Tu es blonde, brune, petite, menue, grande, qu'importe..  Tu es celle qui viendra égayer mes moments de ténèbres, tu es mon infirmière.

" Bonjour, je viens pour vous faire le pansement. Que vous est-il arrivé ? "

Pourquoi le demandes-tu alors que tu as vu sous ma clavicule déjà amaigrie la petite bosse qui trahit mon état ? Mais tu as raison, pour le moment nous allons faire semblant. Semblant que tout va bien, que mon sein est encore là, que cette plaie béante que tu soignes ne représente rien pour moi.

Je suis digne. Je suis propre. Je te raccompagne à la porte.

9 heures - Tu reviens encore me voir. Je te regarde, tu n'es pas très jolie mais ton sourire est vrai. Nous ne nous voyons pas longtemps. Tu es rapide, consciencieuse mais rapide. Cela me va, j'ai beaucoup de choses à faire moi aussi. Mes enfants, mes petits enfants, tout le monde compte sur moi, j'ai ma place à tenir, j'ai toujours été de celles à qui on ne la fait pas. Indépendante, révoltée ; la vie, je l'ai mordue à pleines dents. Je l'ai bue, entourée d'amis, je l'ai fumée, je l'ai gueulée. Toi, tu as l'air si sage...

9 heures - Des jours déjà que je te vois. Ma plaie se ferme. Je ne veux pas regarder, alors je regarde tes mains. Sur combien de corps les as-tu posées ? Elles sont drôles tes mains, elles sont rêches, râpeuses et sèches... mais elles sont tellement douces aussi, si délicates. Nous rions, nous parlons de la vie, tu te livres doucement et j'apprends à te connaître. Moi aussi je te laisse à chaque fois des bribes de moi, bientôt, tu pourras faire le lien de tous ces détails et tu connaîtras un peu ma vie. J'ai le sentiment d’être importante pour toi. Comment arrives-tu à faire cela ? Le fais-tu aussi avec les autres ? Combien en vois-tu aujourd'hui ? 30 ? 40 ? Après tout, cela ne m’intéresse pas.

9 heures - Des mois maintenant. Tous les jours. Bien sûr, le pansement s'est terminé. Je t'ai dit souvent au revoir, et toujours je t’ai rappelé, car mon corps avait besoin de tes soins. Des piqûres, des prises de sang, des perfusions... Toujours, tu es venue. D'hospitalisations en hospitalisations, de chimiothérapies en radiothérapies, mon univers s'est restreint. Tu me proposes de m'apporter un café, mais pourquoi donc ? Je ne suis pas si fatiguée ! Je regarde ma maison, j'en suis fière, Tous les jours je nettoie, je n'aime pas que ça traîne.

9 heures - Avant toi, quelqu'un est passé. Ils appellent ça une « auxiliaire de vie ». Je suis en colère, je ne voulais pas mais mon fils m'y a obligé, et le médecin aussi. Je ne supporte plus personne, je ne comprends pas ce qui se passe. Pourquoi mon corps ne me permet plus de m'assumer, de faire mon ménage, de faire mes courses ?

Toi aussi tu m’énerves, tu es avec eux, tu as le même discours. Pourtant, tu étais de mon côté, non ? Toi aussi tu pensais que cette saloperie ne m'aurait pas ! Qu'on allait réussir là où les autres ont échoué. Tu m'as porté dans mon espoir, non ? Ton regard sur moi a changé, je sens que, quelquefois, tu te forces à être joviale. Tu essaies de me donner un peu de ta jeunesse et de ta gaîté. Je joue le jeu, je n'ai pas envie de réfléchir.

9 heures - Ta présence me rassure. Je te trouve jolie maintenant. J'ai confiance en toi et je sais que tu vas régler tous mes problèmes. Je te laisse la main. Honneur aux jeunes ! Mon cynisme est toujours là, bonne nouvelle. Tout passe par toi à présent et sais que mes enfants t'appellent, que tu gères aussi le médecin, l’hôpital, la pharmacie... Comment fais-tu, toi, avec tout ça ? Comment fais-tu pour ne pas avoir peur de ce que tu vois ? Comment fais-tu pour rentrer chez toi sans voir de fantômes ? Comment te débrouilles-tu pour toujours trouver un mot réconfortant ? Comment fais-tu pour t'occuper des tiens alors que j'ai pris toute ton énergie pour pouvoir continuer un peu mon chemin ?

Je te regarde, je suis heureuse de voir que l'humain peut être bon. Tu n'es pas un ange, je sais, tant mieux même, mais tu as des ressources dans lesquelles tout le monde puise. Alors, ne t'oublie pas en route et garde des forces pour ne pas t'user.. A présent, j'ai envie de te remercier et de te faire un cadeau. Je sais bien que c'est ton métier et que tu gagnes de l'argent avec ça, mais il n'y a pas d'argent qui circule entre nous, il n'y a qu'une carte verte et cela change bien des choses. Je vois en toi une amie qui vient me voir tous les matins, c'est à toi de mettre les limites, moi j'ai besoin de toi et je prendrai tout ce que tu me donnes.

9 heures - Le printemps pointe le bout du nez, j'aimerais tellement que mon corps reçoive cette sève nouvelle. Mon sang m’étouffe, je ne peux plus respirer, la pourriture de mon sein a envahi mes poumons. C'est foutu et tout le monde le sait. J'ai pourtant envie de croire en Dieu. Moi !Te rends tu compte?  Jamais je n'aurais cru dire ça un jour ! Mais c'est vrai, j'ai peur, je sais que la fin approche, je suis si fatiguée, j'aimerais tellement qu'il y ait un paradis, ou une réincarnation, n'importe, je m'en fous, je ne suis pas difficile !

Je te vois plus longtemps maintenant, et j'en profite. Tu m'aides à me laver, à m'habiller... Quand j'y pense... Tu pourrais être ma fille !! Ta présence m'enveloppe, tes mains sont chaudes, tu fais attention à moi et tu connais maintenant toutes mes habitudes. Tu regardes mon corps décharné, pourtant je ne vois aucun sentiment de répulsion dans ton regard. Depuis le temps que tu exerces, tu as appris à contrôler tes émotions. Tu masses mes fesses endolories, tu insistes pour me mettre les crèmes que j'aime tant, tu me parfumes. Je me laisse faire. Je prends de ton temps pendant tu regardes discrètement ta montre. Il y en a d'autres après moi, évidemment, mais je te sens heureuse d'aller au bout du soin. Je te fais du bien quelque part moi aussi, du bien à tes idéaux, du bien à ta conscience. Je donne un sens à ton métier.

Mes enfants culpabilisent et ils ne veulent pas que je reste seule. Ah bien sûr, ils ne me veulent pas non plus chez eux ! Trop anxiogène ! Ils me le cachent encore, mais je devine qu'ils veulent me faire hospitaliser. Et bien non ! Je n'irai pas au chenil ! Je veux rester chez moi, entourée de mes photos, de mes souvenirs. Je veux finir ma vie au milieu de ce qu'a été ma vie. Je ne veux pas rester dans un lit blanc, dans une chambre blanche avec des soignants en blanc qui me scrutent sous la lumière artificielle d'un néon. Chez moi, mes draps sont roses, la fenêtre est ouverte et je donne à manger aux moineaux.

Alors j'accepte. Tout. Que tu viennes aussi le soir pour me border, que tu me donnes les médicaments que mon esprit fatigué ne reconnaît plus, que tu calmes ma douleur avec des patchs, que tu me prépares l’oxygène. J'accepte de te donner la clé de ma maison pour que tu puisses entrer sans problème. J'accepte que tu me fasses rire malgré tout, j'accepte les courses en chaise roulante pour aller à cette douche qui m’épuise tant. J'accepte que tu en fasses trop comme pour repousser l’inéluctable.

À toi aussi je te demande d'accepter. Accepter que tu n'es pas magicienne, accepter que bientôt tu ne me verras plus, accepter mes moments de désespoir, accepter ces tâches que je trouve dégradantes pour toi, accepter de parler de la mort car j'en ai besoin. Bientôt, je ferai partie moi aussi de tes fantômes, mais je sais que tu n'abandonneras pas et que tu feras du mieux que tu peux.

20 heures - Tu es venue. Tu as l'air fatigué, je sens de l'angoisse en toi. Moi je n'en ai plus; j'ai fait mon chemin... Je ne regrette pas ma vie de bohème mais maintenant je suis prête à te dire au revoir. Tu es belle, tu es essentielle pour moi maintenant. Je sais que je te reverrai, je ne sais pas comment mais je m'en fiche. Je suis trop lasse pour continuer à lutter. J'ai fait le tri dans mon cœur, je sais désormais que le plus beau des trésors est de prendre soin de l'autre.

Tu m'embrasses. Ta bise est appuyée. Je suis bien. Ferme la porte à double tour...

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L
Jolie ecrit. J'ai adoré cet réalité. Merci
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