Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les petites lettres

Les petites lettres

Petites histoires de gens ordinaires et extraordinaires par Odile Lasmarrigues


Transmission

Publié par Odile Lasmarrigues sur 28 Juillet 2020, 13:27pm

Catégories : #Plus personnel

Transmission

Aux portes de l'oubli, avant que la mémoire ne s'étiole, je veux me souvenir de toi et de ce moment vaporeux. Les contours de la scène se font moins nets à mesure que le temps passe, mais qu'importe, l'intensité du sentiment génère des images un peu irréelles.

Elle est peut-être là la source de ma vocation, quand à peine âgée de douze ans, tu m'as appris à faire une piqûre. Quelle plus belle image de transmission pourrait-on encore trouver lorsqu'on imagine côte à côte une petite fille et sa grand-mère, une seringue, une aiguille, une orange et un verre d'eau disposés sur la table de la cuisine.

A mi-chemin entre le soin et l'art culinaire, armée de pédagogie et de bienveillance, tu m'as montré encore et encore comment tenir les ustensiles sans trembler, comment aspirer l'eau du verre pour l'injecter dans l'orange, qui, d’après toi, avait la même consistance qu'une fesse charnue. Le secret, il est vrai , est de piquer d'un coup sec, avec détermination et audace, sans regret ni courroux, et de garder cette intention intacte: celle de vouloir apporter du soulagement à l'autre.

L'époque étant moins protocolaire, après la patience est venu le courage puisqu'on a troqué ce fruit contre ton anatomie. Tu as certainement dû serrer les dents, contracter les muscles et finir de te convaincre à quel point la dextérité vient avec la pratique. L'apprentissage s'est enrichi de pansements réalisés sur des bouts de bois brûlés dans la cheminée, à grand renfort de papier toilette, idéalement conçu pour faire des bandages.

Qu'ai-je voulu te prouver en choisissant cette voie, quelle fidélité familiale ai-je voulu honorer? Bien des fois, je me suis perdue dans cette quête de sens, quand au bord de l’épuisement, je ne savais plus quelle direction donner à ma pratique.

Ai-je choisi cette mission à ta place ? Quels sentiments traversaient l'enfant que j’étais lorsque je comprenais ta tristesse de ne pas avoir pu intégrer l’école d’infirmière avant la guerre à cause d'un problème oculaire ? Certainement l'envie de vouloir réparer quelque chose en toi, de te permettre de vivre ton rêve par procuration, de devenir celle qui soigne, celle qui sauve, sans en comprendre parfois l’écueil.

Après bien des années de doutes, j'ai trouvé une voie qui est mienne, à la rencontre de nos deux univers, une façon d'accompagner qui m'est chère: soigner bien sûr, mais aussi apporter du réconfort, trouver les mots qui apaisent, amener plus de conscience et de clairvoyance en soi tout en accueillant ses peurs.

Mes matins sont devenus tes soirs et la vie s'est inventée, peu à peu. A l'ombre du médecin de campagne, tu as aidé, tu as contribué. Tu n'as pas fait de ta vocation ton véritable métier, mais tu as su pourtant trouver une manière de prendre soin de l'autre, en devenant cuisinière et en remplissant nos ventres de tout ton dévouement.

Au-delà du voile, tu poses encore ton regard sur moi. La petite fille que j’étais a bien grandi, mais il n'est pas rare que lorsque je prépare une piqûre, je songe à cette orange ; alors, tandis que je pense à toi, ma toute première patiente, je sens au fond de moi un feu qui s'allume et qui m'accompagne jour après jour au chevet des personnes que je veille.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents